« Ne pensez pas devoir penser. C'est une erreur. C'est contraire à l'intelligence que vous affichez. Pensez travail, vent, matin, pléthore, fruit, pieds écrasés, volume sonore, courant aérien, allée du peuplier… Mélangez tout. » Thomas Bernhard
Maîtres anciens se déroule intégralement au Musée des Arts Anciens de Vienne où le vieux Reger, critique musical, a donné rendez-vous à Atzbacher pour un motif qu’on ne découvrira qu'à la toute fin. Atzbacher est là en avance, et observe Reger à la dérobée. Puis il finit par le rejoindre et Reger se met à parler. Il ne ménage personne et s’en donne à cœur joie. C’est un joyeux massacre dont les victimes principales sont Stifter, Heidegger, Bruckner, Beethoven, Véronèse ou Le Greco, c’est-à-dire une partie du patrimoine culturel européen. « J’ai besoin d’un auditeur, d’une victime en quelque sorte pour ma logorrhée musicologique » dit Reger. Sous ses habits de critique musical, Reger est un acteur, un « funambule de la corde sensible », un « terroriste de l’art ». En grand satiriste, Bernhard, plus encore que dans ses autres romans, pousse à bout sa machine obsessionnelle et éruptive. Comme son sous-titre l’indique, Maîtres anciens est « une comédie ». Chez Bernhard, le rire est une vertu qui me ramène sensiblement au lien qui unit la littérature à l’air que nous respirons, au dehors, à l’oxygène. Le rire arrive comme un précipité chimique par un effet d’implosion.
L’ écriture n’habite nulle part – si ce n’est dans cette salle de musée semblable à une forêt Shakespearienne – elle est absolument de trop, dévoilant tout le « pour rien » de l’homme : sa perversion, sa dépense. Sous la forme d'un discours indirect, sans chapitre, sans retour à la ligne, sans même de point, le texte piétine, répète, ressasse et passe sans transition d'un sujet à un autre. Peu à peu la satire fait place à un roman familial dans lequel s’intercalent quelques pages arrachées d’un journal de deuil.
Ces Maîtres anciens ne sont pas seulement les grands artistes et philosophes de notre patrimoine culturel, ce sont aussi ceux de notre propre descendance, de notre patrimoine familial. Reger, au beau milieu de la salle du musée, clame sa haine des artistes et de la famille et en même temps l’impossibilité de vivre sans eux.
Ce que Bernhard interroge avec l’énergie d’un combattant, c’est la notion d’héritage. Et le défi qu’il nous lance, c’est de chercher une issue pour sortir du chemin tracé et balisé de notre histoire officielle. S’affranchir de la tradition, penser de manière critique en sapant ce qu’il y a de règles rigides et de convictions générales. Thomas Bernhard donne de la joie parce qu’il nous libère. C’est un grand destructeur mais comme tous les grands destructeurs, il est aussi un grand constructeur. Il fait droit à la protestation contre une souffrance radicalement inutile.
Nicolas Bouchaud